L'habitation du monde par l'humanité orientale, selon Augustin Berque
Histoire de l'habitat idéal. De l'Orient vers l'Occident, d'Augustin Berque
Paris, Editions Le Félin poche, Coll. : « Les marches du temps », 2010, 396 pages.
Fils du célèbre islamologue Jacques Berque, Augustin Berque s'est dédié à un autre Orient, extrême celui-là, la Chine et surtout le Japon. Son nom et son œuvre immense sont incontournables pour ceux et celles qui veulent se familiariser avec les visions du monde, les vécus, les perceptions et les représentations spirituelles et culturelles de cette humanité-là. Jusqu'à sa retraite en 2011, ce géographe, orientaliste, et philosophe fut Directeur d'études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Il fut le premier occidental à recevoir, en 2009, le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d'Asie. Cet ouvrage, Histoire de l'habitat idéal, était sorti en 2010, et les éditions Le félin ont eu l'heureuse initiative de le rééditer en 2016, sous un format de poche. Ce terme « histoire » dit bien la perspective de notre auteur ; explorer le temps, sur 3000 ans, de l'aventure humaine à partir d'un questionnement en apparence simple, mais en réalité éminemment complexe, celui de notre habitation du monde. Mais la perspective historique ne fuit pas la réalité. Au contraire, l'auteur essaie de mettre à jour les lignes de force d'un paradoxe contemporain : « C’est l’histoire des raisons pour lesquelles la société urbaine des pays riches en est venue à idéaliser le modèle de l’habitation individuelle au plus près de la nature. De ses plus anciennes expressions mythologiques jusqu’à l’urbain diffus contemporain, cette histoire couvre plus de trois millénaires. Elle aboutit aujourd’hui à un paradoxe insoutenable : la quête de « la nature » détruit son objet même : la nature. Associée à l’automobile, la maison individuelle est effectivement devenue le motif directeur d’un genre de vie dont l’empreinte écologique démesurée entraîne une surconsommation, insoutenable à long terme, des ressources de la nature. » Ainsi, la demande écologique peut aussi être un problème pour la nature ! Accompagnant la perspective temporelle (l'histoire), Augustin Berque explore aussi l'espace (la géographie), présentant les tendances générales de l’habitat contemporain dans les pays riches (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon…), et des conséquences sur l'environnement, et sur notre propre condition anthropologique.
Augustin Berque se fait simultanément poète et philosophe quand il questionne les liens et les différences entre l'Orient et l'Occident. Un plaisir : Lisons-le :
« Pour écouter le vent, il faut faire taire les machines; ou plutôt, qu’il n’y ait pas de machines du tout. C’est pourquoi les sociétés prémécanistes ont eu loisir de méditer beaucoup sur la vertu des souffles qui peuplent l’univers et habitent notre corps, parlant d’atman, de pneuma, de spiritus, voire de souffle cosmique (qi), alors que nous avons affaire, d’abord, aux gaz d’échappement de nos voitures (il est vrai que nous pouvons aussi parler du vent solaire, que lesdites sociétés ne connaissaient pas).
Le vent ne se voit pas, sinon par ses effets, mais il se sent par tous les pores, et pénètre au plus profond de nous-mêmes. Les «sages nus» (gymnosophistes) de l’Inde ancienne, comme les appelèrent les Grecs, ont très tôt appris qu’il est en nous le messager de l’univers, et se sont donc efforcés d’accorder à Vayu, le dieu du vent, leur propre souffle vital ou leur âme (atman, mot de même racine que notre atmosphère). Ainsi ont-ils pu développer des facultés hors du commun: en phase avec l’univers, par la maîtrise de leur souffle et par la force du vent.
Ce pouvoir cosmisant que possède le vent, d’où le tient-il ? Assurément de ce que nous sommes des êtres terrestres, aérobies, et qu’il incarne donc à une autre échelle, l’échelle du monde qui nous entoure, ce même souffle qui tient chacun de nous en vie. Le vent, c’est le souffle du kosmos – le souffle qui tient notre monde en vie. » (p. 10)
Voici la table des matières du livre
Prologue. Le vent qui ruisselle
9 • § 01. Au désert de Borrego
10 • § 2. Pour écouter le vent
11 • § 3. Le vent et la Terre
13 • § 4. L’écoulement du vent
15 • § 5. Le sentiment du vent
17 • § 6. Habiter
PREMIÈRE PARTIE
CHINE
23 • Chapitre I. La quête de l’immortalité
23 • § 7. Histoire de la Source aux fleurs de pêcher
26 • § 8. Remonter vers la Femelle obscure
33 • § 9. Le voyage dans l’Ouest
38 • § 10. Que ne puis-je, comme le roi Mu…
43 • § 11. Lieu à part, temps à part
48 • § 12. La promenade en immortalité
55 • Chapitre II. La retraite hors les murs
55 • § 13. La muraille, c’est la ville
59 • § 14. Au-delà des murs
66 • § 15. Le principe de Xie Lingyun
73 • § 16. L’ermitage
76 • § 17. Fiction, ou authenticité ?
89 • Chapitre III. La naissance du paysage
89 • § 18. Le principe de la grotte de Pan9
92 • § 19. Avant le paysage
101 • § 20. L’acte de naissance du paysage
107 • § 21. L’assomption du pays en paysage
112 • § 22. Le principe de Zong Bing
115 • § 23. Paysage et forclusion du travail social
122 • § 24. Regard individuel et regard social
128 • § 25. Érème et paysage
DEUXIÈME PARTIE
JAPON
135 • Chapitre IV. La vue sur le mont Lu
135 • § 26. Le chalet de référence
143 • § 27. Le pays natal du corps social
150 • § 28. La recherche de l’érème
158 • § 29. Le déploiement de l’espace
165 • § 30. Dedans et dehors
172 • § 31. L’essence de l’habiter
181 • Chapitre V. De la cabane à thé à la ville-campagne
181 • § 32. Tsuboniwa
188 • § 33. Sukiya
194 • § 34. La colonne érémitique
197 • § 35. Un goût de campagne
207 • § 36. Réalité de la fiction
215 • Chapitre VI. L’échappée suburbaine
215 • § 37. Sauter dans la nature
219 • § 38. « The Chinese connection »
226 • § 39. La maison délicieuse
234 • § 40. De la métaphore à l’hygiénisme
242 • § 41. Tristes campagnes
250 • § 42. Lotissements, du train au my car
INTERMÈDE
VOIR COMME
256 • Figures 1 à 20
TROISIÈME PARTIE
TERRE/MONDE
279 • Chapitre VII. Mécanique de la ville-campagne
279 • § 43. En avant dans la nature !
281 • § 44. L’avènement de Cyborg
285 • § 45. Paysage et désurbanité
293 • § 46. L’acosmie de l’urbain diffus
296 • § 47. Capitalisme et Cyborg science
303 • Chapitre VIII. Un monde sans base
303 • § 48. Topos et acosmie
311 • § 49. La forclusion du corps médial
317 • § 50. La fétichisation de l’objet
323 • § 51. Le corps consommateur
329 • § 52. Construire Lucy in the sky
336 • § 53. L’absolutisation du monde
345 • Épilogue. Au bois de châtaigniers
345 • § 54. L’échelle des choses
347 • § 55. La forclusion du travail
350 • § 56. Le danger, le recours
357 • BIBLIOGRAPHIE
375 • INDEX DES SINOGRAMMES